Forum pour la Gauche Communiste Internationaliste
En 1954, G. Munis (à droite) et son compagnon, Jaime Fernandez, sont détenus au Pénitencier "El Dueso" en Cantabrie (Espagne).
Nous voulons souligner ici la contribution de G. Munis (Manuel Fernandez-Grandizo y Martínez) concernant la caractérisation du système capitaliste mondial qui lui était contemporain et ce que cette contribution entraînait dans la perspective d’une authentique lutte de classes révolutionnaire.
Cependant, nous insisterons, comme il le faisait lui-même, sur le fait que les idées ne proviennent pas uniquement et exclusivement du cerveau de celui qui les transcrit sur une feuille blanche, elles sont avant tout l’expression de la lutte de classes et des nombreux débats entre camarades ayant le même but.
Né peu avant la Première Guerre Mondiale, ses débuts en tant que théoricien de la révolution remontent au mouvement trotskyste comme courant international s’étant opposé, à l’origine, à la dégénérescence de la révolution russe (prémisse de la révolution mondiale) et à sa transformation en contre-révolution stalinienne.
Il participa pleinement à cette opposition, en tant que dirigeant, durant et après le mouvement révolutionnaire en Espagne en 1936. Dans ce mouvement et grâce à lui, il en arriva à une critique des principaux postulats du trotskysme, en remettant en cause la plupart des derniers écrits de Léon Trotsky en personne. Mais sa rupture définitive avec la IVème Internationale trotskyste n’a pas été principalement motivée par ses conceptions a-dogmatiques qui lui permirent de rompre avec les idées mortes, qu’elles proviennent de Marx, de Lénine ou de Trotsky, mais par la trahison de la part de cette internationale de l’internationalisme prolétarien au cours de la Deuxième Guerre Mondiale. Pour Munis, l’internationalisme prolétarien définit une frontière de classe infranchissable, si l’on veut se situer du côté de la révolution communiste mondiale contre le capitalisme.
Après la défaite de la révolution en Espagne et durant la Deuxième Guerre Mondiale, Munis affina l’arme de la critique et fit ce que Trotsky lui-même conseillait de faire si, durant ou immédiatement après la seconde boucherie mondiale, le prolétariat international ne se constituait pas en classe révolutionnaire insurgée, disposée à détruire l’État capitaliste. Il ne le fit pas en remettant en cause la lutte de classes comme moteur de l’histoire, mais en la réaffirmant comme tel.
Un mouvement prolétarien de grande envergure a toujours été, pour les vrais communistes, le moment rêvé de l’apprentissage de la révolution. En soi, il vaut mille fois les meilleurs textes théoriques ayant été écrits jusqu’alors, parce qu’il met en lumière ce qu’ils peuvent contenir de totalement dépassé. Une expérience pratique et vécue fait sauter en mille morceaux les barrières et les limites que les périodes de recul révolutionnaire, de stagnation et de paix sociale imposent obligatoirement, même aux révolutionnaires les plus avancés. Ce sont des moments où la théorie révolutionnaire se soumet à la vérification pratique, et où cette dernière répercute positivement sur elle.
Munis, bien sûr, n’échappe pas à la règle. Son expérience en 1936 en Espagne lui a permis d’arriver à des conclusions d’une grande transcendance. D’autant plus en la comparant à la grande révolution russe qu’il avait étudiée avec la même passion que nombre de jeunes de sa génération. Son analyse critique de la révolution et contre-révolution en Russie (voir Parti-État, Stalinisme, Révolution aux éditions Spartacus), n’aurait probablement pas été aussi tranchée s’il n’avait pas vécu et connu le souffle du mouvement révolutionnaire en Espagne en 1936-37. Marx et Engels, après l’expérience de la Commune de Paris, revinrent sur leur position sur l’État. Il ne s’agissait plus pour eux de conquérir le pouvoir de la vieille machine étatique, mais de la détruire. Munis aboutit à une autre conclusion à partir des expériences russe et espagnole. Une fois l’État capitaliste détruit en tant qu’organisation policière et militaire défendant les intérêts de la classe dominante, le pouvoir centralisé du prolétariat, qu’on le nomme ‘État ouvrier’ ou ‘semi-État’, ne peut être l’organisateur du communisme, encore moins si le prolétariat ne s’attaque pas dès les premiers jours de la révolution, là où il est en train de la réaliser, au travail salarié et à la loi de la valeur. Son rôle doit se limiter à la centralisation nécessaire du mouvement révolutionnaire, mais en aucun cas il ne doit s’ériger en propriétaire des moyens de production et en administrateur exclusif de l’économie. Car, en cas de stagnation ou de difficultés de la révolution, l’État ouvrier ou semi-État, indépendamment de l’honnêteté et validité de ses représentants, en s’accaparant de l’ancienne plus-value, se transformerait en organisateur de la contre-révolution. L’État, au lieu de dépérir donnant lieu à la disparition réelle des classes sociales, se renforcerait comme agent capitaliste en se nourrissant de la loi de la valeur non encore totalement annihilée. Au lieu d’être défaite de front par les ennemis visibles et reconnus du prolétariat, la révolution serait vaincue, comme ce fut le cas en Russie, et aussi en Espagne, de l’intérieur même de la révolution. Aussi en Espagne, car si Franco a vaincu militairement la République, c’est parce que cette dernière, fondamentalement grâce à la politique contre-révolutionnaire du stalinisme, non sans la collaboration éhontée des dirigeants anarchistes et Poumistes, avait préalablement vaincu l’élan révolutionnaire de la classe exploitée.
S’il est vrai que pour Munis la révolution en Russie, au début, fut beaucoup plus contondante que la révolution espagnole sur le terrain politique, il n’en est pas moins vrai aussi pour lui que la révolution espagnole, au début également, est allée beaucoup plus loin sur le terrain des réalisations sociales, la classe ouvrière étant beaucoup plus consciente de ses objectifs, même si elle ne les a pas atteints et qu’elle s’est laissée fourvoyer par les organisations qu’elle considérait siennes. Ce qui a fait défaut en Espagne, ce fut la destruction formelle de l’État capitaliste réduit à un simple squelette fin juillet 36, ainsi que la centralisation du pouvoir prolétarien pour organiser la nouvelle économie à l’échelle du territoire, au lieu de quoi, malheureusement, il y a eu atomisation de ce pouvoir. Produire selon les besoins sociaux et les besoins de la révolution requérait la construction d’un État ouvrier ou semi-État, n’en déplaise à l’incohérence chronique de l’anarchisme dont les dirigeants les plus importants ont collaboré à la reconstruction de l’État capitaliste moyennant des postes de ministre. Mais cela n’empêche pas que les paysans aient collectivisé les terres, se situant à des années-lumière de la revendication bourgeoise de « la terre aux paysans », comme ce fut le cas en Russie. Et ils se fondirent dans le mouvement ouvrier qui avait exproprié les usines.
De l’expérience russe et espagnole, il tire une autre leçon très importante. Le stalinisme a montré très clairement son caractère capitaliste. Par conséquent, il ne pouvait plus être considéré comme une force politique centriste, appartenant donc au mouvement ouvrier, mais comme une force anti-prolétarienne à l’avant-garde de la contre-révolution mondiale, malgré la multitude d’ouvriers militant dans les partis ’communistes’ du monde entier.
Le caractère capitalise du stalinisme, affirme Munis, ne lui vient pas, comme c’est le cas pour la social-démocratie, de son engouement à collaborer avec la bourgeoisie au détriment du mouvement ouvrier, mais de sa propre nature politique qui émane de la nature capitaliste de l’État en Russie. Et cette nature capitaliste est due à la transformation d’une révolution politique prolétarienne en contre-révolution, politique elle aussi. En effet, pour lui, l’économie russe était capitaliste avant Octobre 17, et elle a continué d’être capitaliste au cours de la révolution, parce qu’elle n’est pas passée, sans solution de continuité, de démocratique à communiste, d’autant plus que les bolchéviques faisaient dépendre ce passage fondamentalement de l’extension de la révolution prolétarienne en Allemagne et en Europe. La saignée de la guerre civile s’ajoutant au recul de la révolution mondiale favorisa le pouvoir chaque fois plus dictatorial de la bureaucratie au pouvoir. Le parti bolchévique, révolutionnaire au début, se transforma en administrateur de la plus-value accaparée par la nouvelle caste dirigeante. D’État bourgeois sans bourgeoisie (définition de Lénine lui-même), la Russie devint un pays dont l’économie était la propriété quasi exclusive de l’État dirigé par une caste qui élimina physiquement la vieille garde bolchévique restée fidèle à l’internationalisme et à la révolution mondiale. À partir de là, les partis communistes, aux ordres de Moscou, empêchèrent la révolution partout, à la grande joie de la bourgeoisie mondiale.
Les partis ’communistes’ défendirent un objectif très clair, le capitalisme d’État, représentation ultime et barbare de ce système capitaliste totalement anachronique et obsolète du point de vue de l’histoire de l’humanité et de ses civilisations. Leurs alliances avec la petite bourgeoisie, avec la social-démocratie et même avec le nazisme n’étaient, d’après lui, que simple tactique pour éviter la révolution prolétarienne et pour atteindre leur véritable objectif, administrer et jouir de la plus-value depuis le pouvoir d’État. Lorsque tout le monde parlait de social-démocratisation du stalinisme, Munis répondait qu’il y avait stalinisation de la social-démocratie. Dans le capitalisme d’État, il voyait l’expression la plus avancée de la décadence de tout le système de civilisation capitaliste. C’est pour cela qu’il s’est affronté de toutes ses forces, pratiquement et théoriquement, aux nationalisations, considérées par nombre de pseudo-révolutionnaires, comme un pas positif vers le socialisme. Il liait, en bon matérialiste, les mesures immédiates aux mesures historiques. Si pour lui, l’État, pour aussi ouvrier qu’il fût, ne pouvait être le détenteur de l’économie en pleine révolution, il n’y avait rien de positif pour le prolétariat à ce que l’État capitaliste s’empare de secteurs industriels entiers, d’autant plus que tel était l’objectif principal de ceux qui se présentaient mensongèrement comme les défenseurs de la classe prolétarienne : les partis staliniens et leurs laquais trotskystes et autres. Une fois de plus, sur ce thème, comme sur d’autres, il se basa sur l’expérience vécue. En Espagne, le parti stalinien réussit à défaire les armes à la main les collectivités, qui étaient la propriété collective atomisée du prolétariat en les substituant par les nationalisations, qui sont la propriété collective capitaliste, preuve s’il en est de la nature réactionnaire de semblable escroquerie. Les nationalisations n’étaient que des mesures économiques liées aux besoins intrinsèques de l’accumulation du capital, et non aux besoins immédiats et historiques du prolétariat, qui entraînent nécessairement l’attaque de cette accumulation en vue de la destruction du capital et de son État.
Ces considérations impliquèrent pour Munis et ses camarades, le besoin de critiquer radicalement le Programme de Transition de la IVème Internationale, rédigé par le ’Vieux’ (Trotsky) et qui prétendait fondre en un seul, programme minimum et programme maximum. Ils le firent en étant militants trotskystes. En effet, toutes les mesures transitoires qui y apparaissent dépendaient de la nationalisation et non de la socialisation que la future révolution devait impulser. Pour Munis et ses camarades, les mesures et les revendications immédiates devaient dépendre non des possibilités du capital, mais des possibilités de la société débarrassée du capital. Dans cette optique, ils rédigèrent plus tard, lorsqu’ils se constituèrent comme Fomento Obrero Revolucionario, un Pour un Second Manifeste Communiste qui contient un chapitre intitulé « Les tâches de notre époque ». Y apparaissent des consignes et des revendications dont l’objectif est de faire face au capitalisme à tous les niveaux : politique, organisationnel et économique.
Pour Munis, l’école de guerre du communisme est bel et bien la lutte de classes quotidienne. Par conséquent, les révolutionnaires qui doivent y participer, ont l’obligation, s’ils ne veulent pas se transformer en simples idéologues, de formuler des consignes claires de lutte pour favoriser l’union croissante des prolétaires et l’affaiblissement des forces capitalistes, en s’attaquant à l’accumulation du capital. Pour ce faire, et c’est une autre position fondamentale de Munis, le prolétariat doit lutter contre le syndicalisme, représentant effronté à partir d’un certain niveau de développement capitaliste, du monde marchand au détriment du mouvement prolétarien qu’il prétend représenter. Les syndicats, même s’ils proviennent de la classe ouvrière et de sa lutte, n’ont jamais été des organisations révolutionnaires. Leur fonction consistait à intervenir dans les conflits inévitables du monde du travail, pour obtenir de meilleures conditions générales. D’intermédiaires dans l’achat et la vente de la force de travail, ils se consolidèrent comme rouage indispensable du système capitaliste, réussissant même à être directement copropriétaires du capital dans les pays où celui-ci était concentré aux mains de l’État. Et là où ils maintiennent leur rôle traditionnel, ils reçoivent des subventions importantes de l’État (celles-ci provenant bien entendu de l’exploitation de la classe ouvrière), et sont régis comme n’importe quelle entreprise capitaliste. Lorsqu’il le faut, ils licencient leurs employés pour maintenir un taux d’exploitation convenable et une bonne rentabilité. L’incompatibilité absolue des syndicats avec la révolution n’est pas due, pour Munis, à la contingence d’avantages impossibles à obtenir au sein du capitalisme. Même s’ils pouvaient être obtenus, le caractère réactionnaire de ces organisations subsisterait. Ce qui engendre ce caractère est essentiel, non accidentel ; intrinsèque et non extrinsèque aux syndicats ; cela provient de leur propre fonction revendicative. Ils sont les premiers intéressés à ce qu’il y ait quelque chose à revendiquer, ce qui n’est possible que si le prolétariat continue indéfiniment à être prolétariat, force de travail salarié.
Les syndicats représentent la pérennité de la condition prolétarienne, l’achat et la vente de la force de travail est la condition de leur existence. Représenter la pérennité de la condition prolétarienne équivaut à accepter et à représenter aussi la pérennité du capital. Les deux facteurs antithétiques du système doivent se maintenir pour que le syndicalisme accomplisse sa fonction. De là sa profonde nature réactionnaire, indépendamment des va-et-vient pouvant modifier, avantageusement ou non, l’achat et la vente de la main-d’œuvre. Là réside son caractère contre-révolutionnaire, d’autant plus marqué au moment où la seule issue positive pour l’humanité est la société sans classes, sans État, sans frontière, sans esclavage salarié. Humanité qui ne sera atteinte qu’au travers de la constitution du prolétariat en classe révolutionnaire. C’est ce qu’empêchent précisément de façon active et organisée des forces tel le syndicalisme.
C’est pourquoi Munis a tant insisté sur le besoin d’auto-organisation des prolétaires, sans tomber dans une idéalisation extrême de celle-ci, comme ce fut le cas du courant historique dénommé conseilliste , qui en sacralisant les conseils ouvriers et la dite démocratie ouvrière, excluait de cette auto-organisation les révolutionnaires organisés en parti, contredisant ainsi le postulat qui était le sien et qu’il encensait tant, la fameuse démocratie ouvrière.
Pour Munis, l’organisation des révolutionnaires en parti était indispensable pour la victoire de la révolution mondiale. Cependant, une fois de plus, il a recouru à l’arme de la critique. Il s’opposa donc dans plusieurs textes, et en pratique, à la conception bolchevique du parti basée sur le centralisme démocratique, tout en critiquant très crûment les antipartis, ces prêtres d’une spontanéité ouvrière mystique. Pour lui, la distinction entre la classe historiquement révolutionnaire et les révolutionnaires est imposée par le capitalisme, par sa propre existence, et cette distinction est d’autant plus apparente dans les périodes de calme social. Mais nier cette distinction, c’est nier la possibilité même de la révolution sociale. En faisant dépendre l’avenir de l’automatisme économico-social, on tombe dans l’évolutionnisme. C’est pourquoi il a abordé, à la lumière de l’expérience historique, le problème de la connexion entre la classe et les révolutionnaires, entre la révolution et l’organisation, entre le parti et la dictature du prolétariat, non point abstraitement, en imaginant des conditions idéales, mais concrètement, à partir de la situation existante et de l’expérience qui ne dépendent d’aucun vouloir.
Au simplisme de l’affirmation de Lénine dans Que faire ? [1], où la pensée révolutionnaire apparaît comme une distillation pure des sciences et de la philosophie, applicable ensuite au mouvement ouvrier, Munis oppose la réflexion de Rosa Luxembourg qui affirmait que Marx n’avait pas attendu d’écrire Le capital pour devenir communiste, et que s’il avait pu l’écrire, c’est parce qu’il était communiste. En effet, l’existence des luttes ouvrières et en leur sein l’existence de révolutionnaires est la condition primordiale de l’utilisation des sciences et de la philosophie pour élaborer la théorie révolutionnaire.
Au simplisme de la conception de Lénine s’ajoute l’idée tactique de répondre à la discipline et à la centralisation imposée à la classe ouvrière dans les usines par une centralisation et une discipline parallèles, mais de signe opposé. Lénine passait sous silence le fait que l’action révolutionnaire de la classe se dresse pour abattre toutes les formes d’organisation et d’obéissance inséparables du système. D’autre part, le travail politique illégal à l’époque de la Russie tsariste excluait dans la majorité des cas les discussions et les décisions démocratiques. La direction était en pratique investie de pouvoirs encore plus larges que ceux que le centralisme démocratique lui conférait. Les pouvoirs octroyés à la direction centrale, ne serait-ce que de congrès à congrès, se révéleront de plus en plus despotiques et l’une des armes les plus tranchantes de la contre-révolution en Russie. Ceci étant, Munis a toujours insisté sur le fait que le centralisme démocratique n’a fait que favoriser le processus contre-révolutionnaire en Russie, et n’en a jamais été directement la cause. Comment expliquer sinon les « dix jours qui ébranlèrent le monde », moment où le parti bolchevique joua le rôle principal comme parti révolutionnaire ? Si la révolution a échoué en Russie, c’est avant tout parce qu’elle ne s’est pas étendue au niveau européen et mondial, et aussi parce que la révolution permanente en Russie, dirigée par le prolétariat comme classe révolutionnaire, en est essentiellement restée à une phase politique et démocratique et n’est pas passée, sans solution de continuité, à la transformation communiste de la société. C’est pourquoi pour Munis, tant que la loi de la valeur persiste, aucune combinaison organique (centralisme, fédéralisme, verticalisme, conseillisme, autonomisme, partitisme) pas plus que la plus grande honnêteté des hommes les plus aptes, ne réussira à repousser le danger contre-révolutionnaire.
Munis ne croit pas au parti unique, il l’abomine, d’autant qu’il est une pure invention stalinienne. Pour lui, le parti historique du prolétariat ne peut être que le prolétariat lui-même en pleine action révolutionnaire. Aucune organisation ne pourra lui ravir cette fonction sans aller contre la révolution, car ce que comprend le mouvement révolutionnaire d’une classe, son devenir, n’admet aucune camisole de force ni d’impositions partitistes pour aussi savantes et raffinées qu’elles soient. C’est le mouvement de la liberté face à la nécessité, et par conséquent, ce n’est qu’en respectant et en approfondissant la liberté du prolétariat que l’on peut penser la dictature du prolétariat, transition vers la liberté de tous les êtres humains.
Pour Munis, la révolution sociale communiste est non seulement possible, mais elle est urgente pour l’humanité. En effet, selon lui, le capitalisme est un système de civilisation décadent. Utiliser cette expression n’a rien d’original. Ce qui l’est, c’est la manière de la définir et de la comprendre. Les théoriciens de cette conception de décadence, qui se sont fondamentalement basés sur les écrits de Marx et d’Engels, et qui étaient tous des révolutionnaires impliqués pratiquement dans les grands événements du début du XXe siècle, entrevirent la fin de la phase ascendante du capitalisme en constatant son incapacité en tant que système à faire croître les forces productives. Leur affirmation (peu importe ici qu’ils aient diagnostiqué une crise de surproduction définitive et insurmontable, la saturation des marchés, la baisse définitive du taux de profit...) correspondait plus ou moins à ce qu’ils pouvaient concrètement constater entre les deux guerres capitalistes mondiales. Mais continuer à défendre une thèse semblable après la seconde guerre mondiale, comme le firent et le font encore leurs épigones actuels, dénote une conception a-matérialiste et a-dialectique de l’histoire. Pour Munis, le communiste ne doit jamais faire coller sa théorie à la réalité. Sa vision critique de la réalité, non inventée, doit l’obliger à remettre en question ses propres conceptions. Cela donne bien plus de force à la théorie révolutionnaire lui permettant ainsi de contribuer de façon décisive à la praxis de la transformation sociale de la réalité. Pour Munis, ce n’est pas l’absence de croissance économique et industrielle mais la croissance même, à partir d’un certain stade de développement social, qui prouve la caducité de tout le système de civilisation capitaliste. La décadence se manifeste clairement au travers de la contradiction évidente entre les limites économiques et sociales du capital, qui s’achemine à grands pas vers sa mort et celle de l’humanité, et les possibilités matérielles concrètes que pourrait avoir la société libérée du capital, et par conséquent libérée de ses limitations mercantiles. Ce n’est pas la crise économique irréversible (surproduction, baisse définitive du taux de profit...), mais la persistance de l’industrialisme capitaliste et de la croissance des forces productives qui réclament à grands cris la suppression du système capitaliste, puisque les instruments de production (dont nombre seront même à supprimer) nous permettent amplement de nous libérer de leur mesquinerie marchande. C’est le capital en pleine croissance économique qui afflige le genre humain encore plus durement que durant toutes les crises cycliques qui se sont produites jusqu’à son plein apogée au XIXe siècle. Deux guerres mondiales et le mouvement ouvrier lui-même ont amplement prouvé que c’est un système totalement obsolète du point de vue du devenir humain. Pour Munis, le capitalisme est en décadence parce qu’il a déjà accompli sa mission historique : la mondialisation de ses rapports de production. Il a créé un prolétariat mondial, la classe des esclaves salariés modernes, qui a amplement la possibilité, si elle se le propose au cours de sa lutte inévitable, de détruire les rapports capitalistes de production, seule façon d’en finir avec les classes sociales elles-mêmes.
Par ailleurs, les décadentistes dévoreurs et reproducteurs de schémas de productivité et de croissance l’exaspéraient au plus haut point de par leur attente quasi béate d’un « sésame ouvre-toi » du devenir humain, cette fameuse crise économique, qui, confirmant, d’après eux, la décadence du système, allait soi-disant avoir la vertu de réveiller les masses somnolentes, dont la torpeur provenait, soi-disant, de leur intégration dans la fameuse société, dite à tort, de consommation, comme si, même sans crise économique, les motifs n’abondaient pas pour susciter la rébellion contre ce vieux monde inique. Il faudrait donc une misère plus grande, plus absolue ? Il faudrait que toutes les grandes entreprises capitalistes s’effondrent ? Il faudrait que les marchandises-hommes jetées massivement dans les poubelles du chômage soient mille fois plus importantes numériquement ? Les hordes affamées comprendraient-elles alors la nécessité de la révolution sociale ? Il ne le pensait pas. Il était convaincu que dans les conditions actuelles, une crise économique réelle ne ferait que compliquer la résolution positive du problème social. Dans le marasme miséreux qu’une telle situation ne manquerait pas d’ajouter au marasme existant, et faute de référence authentiquement communiste pour combattre ce monde, l’instinct de survie prendrait le pas sur la nécessité et la possibilité d’émancipation sociale, et les travailleurs errants seraient prêts à suivre quiconque leur proposerait du bon vieux travail salarié pour pouvoir survivre. À ce propos, il rappelait souvent ce qu’écrivit Marx à Engels le 19 août 1852 : « Le comble du malheur, c’est lorsque les révolutionnaires doivent se soucier du pain des ouvriers. »
Pour Munis, le prolétariat doit agir en tant que sujet historique, et non comme un objet malléable à souhait. Et comme sujet, il ne peut imposer aujourd’hui qu’une issue positive à l’humanité, le communisme, société sans esclavage, sans classes, sans État et sans loi de la valeur. Tactique et stratégie doivent se plier à cet objectif et à lui seul. Les théories et les pratiques qui ont montré dans les faits à partir d’un moment donné leur nocivité réactionnaire par rapport à l’émancipation du genre humain doivent être dénoncées et combattues. C’est le cas, outre le parlementarisme et le syndicalisme, des mouvements dits de libérations nationales défendus par tous les pseudo-révolutionnaires qui ont fait volontairement ou non le jeu de l’impérialisme russe lorsque celui-ci était mensongèrement présenté comme le grand représentant du communisme mondial. Tous avaient certainement oublié la célèbre phrase de celui qui pourtant leur était présenté comme un dieu, et qui, en collaboration avec Engels, avait rédigé le célèbre manifeste où elle se trouve : « le prolétariat n’a pas de patrie, on ne peut lui ravir ce qu’il ne possède pas ». Lénine ne l’avait certes pas oublié, mais Munis constate que Rosa Luxembourg avait raison contre lui en affirmant l’impossibilité du « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » sous le capitalisme. Comme il l’affirme si bien lui-même dans Pour un second manifeste communiste : « L’asservissement des pays sous-développés restera toujours proportionnel à l’aide que les grandes puissances leur apporteront, sans que le retard économique des premiers par rapport aux seconds cesse de croître. Et l’indépendance nationale accélère ce mouvement par l’association volontaire des exploiteurs locaux qui, tout en mettant à profit les immondes duperies traditionnelles du patriotisme, deviennent les fourriers du grand capital impérialiste. La puissance de celui-ci à l’heure actuelle n’a guère à craindre, pas même de la nationalisation de ses propriétés par les pays ’souverains’. ’L’expropriation des impérialistes’ fait revenir à la fin leur dû aux impérialistes, par le jeu du commerce et des investissements dans toutes les branches de la production mondiale, tout en continuant à resserrer l’enchaînement des faibles aux forts. Il n’est pas impossible qu’un pays passe d’une férule impérialiste à l’autre, mais la loi d’airain de l’économie capitaliste ne peut être brisée que par la suppression de la marchandise, à commencer par son origine, le travail salarié, qui fait de l’homme, partout dans le monde, un être amoindri, en proie aux démagogues nationaux et internationaux. » Il est donc évident pour Munis, « qu’il n’est plus l’heure de développer le capitalisme nulle part, mais de l’abattre partout. » Les conditions matérielles, objectives existent amplement pour l’avènement du communisme, il n’y a donc pas à contribuer de quelque manière que ce soit à les créer en appuyant des initiatives capitalistes, contrairement à ce que tactiquement, à tort ou à raison, les authentiques communistes au XIXème siècle ont pu faire sans ne jamais oublier ou cacher le véritable objectif de la lutte de classes. Ils ne s’alliaient aux fractions les plus radicales de la bourgeoisie, à un moment où existaient encore des vestiges de sociétés passées, que pour mieux pouvoir les détruire avec le reste de la classe bourgeoise le moment venu. Aujourd’hui, pensait Munis, c’est cette classe capitaliste mondiale comme un tout qu’il faut détruire avant qu’elle ne mène l’humanité à la barbarie la plus abominable. Comme il le dit si bien dans « Coups d’éclair sur l’État [2] » : « Les potentats du XXe siècle, qu’ils soient bourgeois ou hauts bureaucrates sont enterrés seuls, mais avant ils ont sucé sous forme de plus-value santé et vies humaines au niveau mondial, et provoqué la mort, dans des guerres, à des millions et des millions de personnes. Et s’ils ne mangent plus de viande humaine, ils la dévorent sous forme de travail salarié, ils vomissent les investissements comme leurs semblables vomissaient leurs repas dans les banquets romains, et dévorent à nouveau de la chair et de la moelle sous l’aspect de bénéfices, de croissance industrielle et de pouvoir. Les formes et les proportions ont beaucoup changé ; non le contenu. En ce sens, l’État se ’perfectionne’ encore, mais il semble impossible de s’imaginer qu’il arrive à une phase encore plus oppressive. Cependant, une chose me semble évidente : si on le laisse atteindre la ’perfection’, l’humanité ne relèvera plus la tête pendant des siècles... ».
Le Comité d’édition des Œuvres Complètes de G. Munis.